|
Art de dire –
Art de conter
Espaces et
limites réservés au conte dans l’action de nos territoires
Synthèse de la journée du 14/10/04 – Yves Raibaud.
Après les arts de la rue à Libourne et la chanson à
Saint-André-de-Cubzac, le tour de Gironde de l’Iddac s’arrête à
Castillon-la-Bataille pour une journée consacrée au conte. Chacune de
ces étapes révèle le dynamisme des acteurs-trices culturels-les qui
participent aux transformations des territoires ruraux à partir d’une
salle de spectacle, d’un événement, d’une résidence d’artiste. La
reconnaissance des « petites formes » y apparaît également comme un des
moyens efficaces de la décentralisation culturelle. Thème de la journée
du 14 octobre 2004, le conte apporte en sus une légitimité historique et
mondiale (en tous temps et en tous lieux) qui lui permet de traverser
allègrement les époques, les dispositifs institutionnels, les milieux
sociaux, les références culturelles pour bricoler de façon opportuniste
les conditions de la création avec les « moyens du bord ».
Prise de parole, les jeux
de l’oralité
En
prenant le parti d’une matinée consacrée à la « prise de parole » et aux
« jeux de l’oralité » les organisateurs (en particulier les « Allumés du
Verbe ») ont-ils souhaité élever le débat, anoblir le thème ? Introduire
la parole du-de la conteur-euse par celle du prêtre (père Claude Cantet),
de l’avocat (maître Thomas de Beaumont), du maire (Charles-Edouard
Fichet) ou du professeur (Allain Glykos) lui donnerait-il une légitimité
supplémentaire, venue de quatre piliers fondateurs de la société ? Que
nous disent-ils de la parole ? D’abord, qu’elle est un instrument
indispensable du pouvoir, qu’il soit religieux, civil, politique ou
savant; ensuite que la légitimité de la parole se construit, au
contraire du bavardage, dans un rapport dialectique avec le silence,
preuve de méditation, de maîtrise, de hauteur, de réflexion; enfin
qu’elle a un rapport avec la vérité : vérité révélée (platonicienne)
pour le prêtre, qui n’est que la « bouche de Dieu », vérité relative
(sophistique) pour l’avocat qui défend un « point de vue », vérité
pragmatique (aristotélicienne) pour l’homme politique, « individu
cathartique » qui dit ce qu’on attend de lui, vérité dialectique enfin
pour le professeur qui introduit l’idée qu’au-delà du discours rationnel
et scientifique il existe une autonomie de la « parole artistique ». La
parole est donc initiale (Genèse), procréatrice (Annonciation) et elle
institue. Au commencement était le verbe : lorsque l’écrit s’imposera au
monde, il ne sera que traduction de la parole inspirée. Socrate, Jésus,
Mahomet parlent, leurs disciples écrivent. Au détour d’anecdotes et de
privates jokes se dessine également l’image d’une mère, la langue
bien pendue, s’opposant au silence du père de famille qui décide au
final. Le désert de l’ermite, la surdité de Beethoven, la retraite de
l’homme politique sont préalables à la parole, instituante et économe,
du Grand Homme. Sur la scène du théâtre, Jeanne Ferron écoute et ne sait
trop que dire. A l’heure de la synthèse,
il me reste à conclure qu’ils sont bien des grands hommes parlant au
masculin ; d’autre part à ruser en pensant à « tantôt » (action
culturelle et développement) : le conteur, la conteuse ont ceci de
commun qu’il ou elle n’est pas tous les autres humains utilisant le
verbe religieux ou légal, l’art de dire civil, la langue doctorale.
Développement local, action culturelle,
public
Le
deuxième atelier (l’après-midi) rassemble un conteur (Yannick Jaulin),
des responsables de centres et associations culturels (Michel Jolivet,
Alain Manach), des médiateurs-trices culturels-les (Corinne Léonet,
Mohammed Ouaddane), la responsable de la bibliothèque départementale de
prêt de la côte d’Or (Annie Liénard). Le débat animé par le journaliste
Christophe Dabitsch est riche et animé, ce que je vais essayer de
traduire en classant par thème.
Le conte comme catégorie
de la transition historique
Le
conteur
« personnage rescapé des vestiges de la culture locale » (Rachid
Mendjeli, 2004, p.1) assure la continuité des mythes et des légendes; il
occupe le champ des croyances. Il intéresse dès le XIXème siècle les
écrivains mais aussi le champ des sciences sociales pour lequel il joue
le rôle « d’informateur indigène » (id, p.2) censé renseigner sur les
mœurs et les coutumes locales, en particulier pour les cultures
populaires, en l’absence de traces écrites. Cet engouement romantique
pour la culture du peuple se poursuit le siècle suivant grâce aux
mouvements d’éducation populaire, notamment en milieu rural (exemple de
la fédération française des foyers ruraux). Il est réanimé en son temps
par les mouvements régionalistes, félibres ou folkloristes, chrétiens ou
laïques. Cette filiation qui tantôt oppose, tantôt rapproche tradition
orale et culture écrite est de nouveau active dans les recompositions
territoriales issues des lois de décentralisation, notamment pour les
Pays qui recherchent des raisons culturelles et historiques pertinentes
pour la construction de leurs nouvelles identités (exemples dans la
région Poitou-Charentes, proposés par Yannick Jaulin). Mais le conte
comme catégorie de la transition historique est également appelé à
l’aide dans les problématiques d’intégration : lien supposé entre la
communauté immigrée et son pays d’origine, potentiellement porteur
d’universalisme (les contes ne seraient-ils pas issus d’une matrice
universelle de croyances et de traditions ?), le conte est alors utilisé
comme un des moyens de l’animation interculturelle, comme le sont les
musiques et des danses du monde (exemples à Paris avec les actions
menées par la Maroquinerie ou les Escales bellevilloises).
Le conte comme catégorie
de la création artistique
La
tradition est ancienne, l’Art est nouveau (Michel Jolivet, maison du
conte de Chevilly-Larue). Le conteur n’est jamais fidèle à son histoire:
il l’arrange, fait durer, il adapte, il transforme. Le conteur,
« passeur d’histoires » est aussi improvisateur. Il ne se cache pas
derrière un personnage de théâtre, ni derrière un masque : on le croit,
puisque c’est lui qui le dit, mais il ment, évidemment. Son nom est plus
connu que celui du spectacle. Le conteur déconstruit la tradition. Il
donne son avis sur le présent en utilisant les registres du passé.
Chaque jour, chaque soir, il recrée l’histoire avec le public; Jeanne
Ferron, beauceronne en résidence à Pujols-sur-Dordogne, mélange la
recette de la lamproie, les travaux scientifiques de Conrad Lorenz, les
histoires de chasse et les mots d’enfants qu’elle a glané de livres en
cafés, de cafés en écoles. Le conteur fait rire, rêver, il invente des
légendes, des mythes, des pays. Pougne-Hérisson, le nombril du monde,
prend vie dans le récit de Yannick Jaulin et c’est le pays imaginaire
qui peu à peu s’enracine et transforme l’ancien Pougne. La fiction crée
la vie, modèle le paysage jusqu’à devenir un élément du développement
économique local. Le conteur profite de l’autonomisation du champ
artistique en établissant des passerelles avec le monde du spectacle
vivant : théâtre, musique, danse. Il y gagne en liberté de ton, en
statut, en prestige : « alors que le travail s’oppose à la nature
spontanée et ne connaît que la matière qui se transforme, la culture
pour sa part informe et ne se révèle comme vecteur de transformation que
dans une production éphémère, le « spectacle vivant », le concert, la
création artistique. L’Art est alors l’élément le plus culturel du
travail » (Lamy, 1995). Le conteur « en travailleur » (reconnu,
professionnel) gagne ainsi en efficacité dans les « petites fabriques de
territoires » ruraux ou les « petites fabriques de sociétés » urbaines.
Le conte comme catégorie
de la médiation sociale et culturelle
« Le
conteur n’est pas censé être un artiste » (Yannick Jaulin). Mille
conteurs en France développent tous les jours des condensés de
philosophie, d’humour, de poésie et ce travail se situe majoritairement
dans l’ univers « socioculturel », pris dans son sens premier ou dans
celui de la professionnalisation des animateurs du même nom . Le conte
est plus encore que d’autres catégories artistiques appelé à une
fonction de médiation prise au sens large. Le mediator est celui
qui s’interpose, sépare les belligérants, puis par extension celui qui
agit pour chercher des solutions. « A un moment où les modes habituels
de relations entre les personnes et plus largement de régulation sociale
sont en panne, on peut comprendre l’importance des enjeux qui peuvent
être investis dans cette fonction d’intermédiaire et plus
particulièrement tout ce qui peut concerner la nécessité de « remettre
des liens », de « retisser des liens sociaux » (…) de remettre des
connexions là où des frontières ont généré des territoires
d’appartenance exclusifs de certaines catégories de population ». (Lechaux
et Meynier, 2000). Le travail réalisé à Belleville ou dans les quartiers
de Chevilly-Larue est plus un travail de médiation sociale par la
culture qu’un travail de médiation culturelle visant à rapprocher le
public des œuvres artistiques. Cette définition ne « déclasse »
pas le conteur puisqu’il se réclame aussi d’une tradition immémoriale
dans ce domaine, depuis Simonide de Céos tenant tête au prince de
Thessalonie jusqu’aux griots africains, aux fonctions sociales et
politiques étendues. Il peut développer ainsi, en marge de son art, une
technique qui lui permet d’être celui qui réalise la synthèse et crée la
cohésion des groupes sociaux autour de récits fondateurs, imaginaires
comme celui de Yannick Jaulin, ou fondés sur la mémoire collective de
type « Je me souviens » (Georges Pérec), ou encore comme ceux qui sont
mis en œuvre avec des communautés d’origine étrangère par Mohammed
Ouaddane à Belleville et Corinne Léonet dans le quartier de la Goutte
d’Or. Cette fonction de médiation sociale du conteur échappe
partiellement au « champ artistique » défini comme le lieu qui qualifie
ce qui est culturel et ce qui ne l’est pas : le conteur se dit le plus
souvent conteur « de naissance », par une filiation (et parfois un
territoire de référence) dont il se réclame et non par l’attribution
d’une compétence attribuée par ses pairs ou par un diplôme délivré par
l’institution. N’en tire-t-il pas une marge d’autonomie accrue,
notamment dans les processus de professionnalisation ?
Le conteur et son cercle :
du talent de société à la profession d’artiste
Un des
meilleurs conteurs qu’il ait connu, raconte Alain Manach, était boucher
à Salies-de-Béarn et sa boutique ne désemplissait pas. Ce conteur
n’était pas jeune, comme le signale également Pierre-Jakez Helias :
« L’expérience (m’a dit un conteur) est la chair du conte.
D’ailleurs elle ne peut servir qu’à ça. On commence à conter entre
quarante et cinquante ans. Avant c’est trop tôt, on manque d’assurance,
on n’oserait pas se permettre de rassembler des gens pour les nourrir de
viande creuse » (Hélias, 1977, p.107). Fabre et Lacroix décrivent les
caractéristiques biographiques des conteurs dans leur enquête sur la
tradition orale du conte en Occitanie : « La plupart de nos conteurs ont
atteint un âge avancé (…) ils veulent souvent apparaître comme des
travailleurs de la terre » (Fabre et Lacroix, 1974, p.41). Pierre-Jakez
Helias ajoute une caractéristique de ces conteurs occasionnels ou
habituels : « Je n’ai jamais trouvé de conteurs parmi les riches (…) Le
conteur prend son bien où il le trouve, sans léser personne. Plus il est
libre, mieux il conte (…)» (Hélias, 1977, p.08). Il n’est jamais dit que
le conteur ne tire pas un revenu de son talent, au contraire, mais sa
rémunération est discrète, le conteur doit paraître désintéressé. Le
mauvais goût, pour un conteur, peut venir quand il cherche à sortir de
son cercle (Yannick Jaulin) : bon conteur pour ses amis, ses clients,
son voisinage, il peut devenir médiocre en cherchant à tout prix à
élargir son public. Le conte offre cependant de plus en plus de
possibilités de se professionnaliser grâce à ses multiples adhérences
sociales : médiation, pédagogie, littérature, spectacle vivant,
dynamique de groupe, sciences sociales… Le conteur s’épanouit dans le
statut d’intermittent du spectacle qui lui permet, plus encore que
d’autres professions artistiques, d’être un intervenant « multicartes ».
Conte et action culturelle décentralisée
Parmi les
établissements culturels, les bibliothèques et médiathèques ont depuis
longtemps investi le conte et les conteurs comme une extension possible
de leurs compétences vers le spectacle vivant via la
« littérature orale » (Annie Liénard). La Bibliothèque Départementale de
Prêt (BDP) de la Côte d’Or organise ainsi depuis quinze ans une
programmation régulière de spectacles de contes avec toutes les
bibliothèques et médiathèques du département, mais aussi des actions de
formation dans cette discipline pour les salariés des médiathèques
associatives ou municipales. Ce type d’action paraît à présent
généralisé sur l’ensemble du territoire français (en Gironde par des
associations comme les « Allumés du verbe »). De façon plus générale, la
professionnalisation des conteurs est fortement aidée par des
équipements ou des dispositifs qui ont peu de reconnaissance
institutionnelle dans le champ du spectacle vivant. Le conte s’adapte à
presque tous les lieux, avec des moyens techniques limités, et il ne
revient pas cher. Il peut ainsi devenir le « spectacle vivant » des
médiathèques, des centres culturels émergents en milieu rural, des
équipements socioculturels de quartier, de la politique de la ville,
dans le cadre d’une nouvelle compétence culturelle d’une
intercommunalité ou d’un Pays etc. Le conteur participe ainsi au double
mouvement de la reconnaissance de lieux émergents et de la
décentralisation/démocratisation culturelle. De nouveaux modes de
gestion de l’action culturelle conduisent les acteurs locaux des
nouveaux territoires issus de la décentralisation à décider de plus en
plus eux-mêmes ce qui est culturel et ce qui ne l’est pas ; il favorise
de ce fait les compromis entre culture populaire et culture savante,
animation locale et action culturelle. Le conte (comme le cirque ou la
chanson) tire aisément son épingle du jeu de cette situation qui est
plus problématique pour les Arts Plastiques (exemple des résidences
d’artistes plasticiens en Dordogne, Lamy et Liot, 2001) ou le Théâtre.
Conclusion
La
résidence de Jeanne Ferron à Pujols-sur-Dordogne (comme tout le festival
itinérant « les Allumés du Verbe » organisé et présenté par Marie-José
Germain) illustre l’image d’un conteur aux multiples identités,
recomposant à chaque rencontre avec le public les éléments d’un récit
fondateur emprunté à des cultures de différents lieux et différentes
époques. Le conteur peut être alors défini comme « postmoderne » par sa
capacité à prendre distance avec les « grands récits » de la
modernité (le rationalisme, la vérité, l’histoire), à présenter sur le
même plan le légendaire, le coutumier et le scientifique (exemple du
spectacle de Jeanne Ferron « Quand passent les limaces… ») et par son
aptitude à récréer des moments de socialisation fondés sur la
communauté, le multiculturalisme et/ou les cultures dominées. Le
conteur, surgi de la nuit des temps, met en scène un individu
hypermoderne, capable de construire instantanément du sens à partir
d’une gamme étendue de références culturelles et d’orienter l’action
immédiate que demande la situation dans laquelle il se trouve. Sa
parole, profondément personnelle, s’oppose alors constitutivement à
celle du prêtre, de l’avocat, de l’élu ou du professeur.
Principales références bibliographiques
AUGUSTIN Jean-Pierre, LEFEBVRE
Alain (sd), Perspectives territoriales pour la culture, Pessac,
MSHA, 2004
BELLEGARDE Sophie, La politique du conseil général de la Gironde, in
Les métamorphoses de la culture
sd de Jean-Paul CALLEDE, Pessac, MSHA 2000, p.343-369
BERA Matthieu et LAMY Yvon,
Sociologie de la culture, Paris, Armand Colin, 2003
DI MEO Guy, Les territoires du
quotidien, Paris, l’Harmattan, 1996
FABRE Daniel et LACROIX Jacques,
les institutions de transfert de la littérature occitane, Paris,
PUF, 1974
FAVORY
Michel, La Gironde spectaculaire, équipements culturels et espaces
publics, in Lieux Culturels et contexte de ville, sd Jean-Pierre
Augustin et Daniel Latouche, Pessac, MSHA,1998
GODELIER Maurice, la
production des Grands Hommes, Paris, Fayard, 1982
HELIAS Pierre-Jakez, Lers miens
et les autres,Paris, Editions Plon, 1977
LAMY
Yvon, La décision culturelle dans le cadre local, in «L’Entre deux
Mers à la recherche de son identité, sd.Bernard Larrieu,CLEM,1994,
p. 203-214
LAMY
Yvon, LIOT Françoise, Les résidences d’artistes, in
Métamorphoses de la culture, sd Jean-Paul Callède, MSHA, Bordeaux
2002, p.213- 235
LECHAUX et MEYNIER, des
médiateurs sociaux à la fonction de médiation sociale, Rapport à la
délégation interministérielle à la ville, avril 2000.
LYOTARD
Jean-François, la condition post-moderne, Paris, Ed.de Minuit,
1979
MENDJELI RACHID, Le métier de
conteur, in Migrations Société, CIEMI Immigration : A la
recherche des intermédiaires culturels, vol.4, n°22-23, juillet-octobre
1992, p.117-126
MENDJELI Rachid, Les fonctions
sociales du métier de conteur, non-publié, 2004
|
|