|
CONSTRUCTION
D’INDICATEURS CULTURELS TERRITORIAUX :
AUTONOMIE DES DEMARCHES ET/OU COMPARABILITE DES DONNEES ?
Séminaire Grésoc du lundi 17 mai 2004 – Toulouse,
Le Mirail
Réflexion à
partir d’une approche sectorielle, les pratiques musicales amateurs.
Les
politiques publiques de la culture ont (pour partie) comme but de
corriger les inégalités dans l’accès à la culture. Dans cette optique,
l’observation culturelle décrit et analyse les pratiques culturelles des
français pour ajuster l’offre publique (Donnat, depuis 1973). Les
pratiques musicales et les modes d’apprentissage qui les accompagnent
représentent un champ d’étude intéressant pour l’observation culturelle
dans la mesure où ils se constituent généralement hors des propositions
institutionnelles avant d’accéder à la reconnaissance, dans un jeu de
positions faisant ressortir la pluralité de l’offre musicale, la
variation des territoires de référence et la valorisation d’ordres de
grandeur (Boltanski et Thévenot, 1991) interpellant diverses catégories
de l’aide publique. L’émergence des musiques amplifiées sur tout le
territoire français telle qu’elle s’exprime à présent à travers
l’institutionnalisation des dispositifs, la professionnalisation de ses
acteurs et la modélisation des équipements qui les structurent nous
renseigne sur la manière dont d’autres secteurs culturels ont pu accéder
à une reconnaissance, que ce soit récemment où dans une histoire plus
ancienne.
Les
rapports de coopération ou de conflit qui s’installent localement entre
les musiques amplifiées et les autres formes de structuration des
pratiques musicales amateurs (dont l’enjeu est souvent l’accès aux aides
publiques ou le maintien de celles-ci) nous montrent également une autre
voie pour une observation culturelle en région
faisant une large place au jeu des acteurs et aux déterminants locaux.
La complexification des aides publiques à la culture (qui s’étaient
décentralisées depuis le début des années 1980 au niveau des
départements et des régions) atteint un nouveau seuil avec la montée en
puissance des intercommunalités et l’utilisation de la culture comme
argument fondant la pertinence de « nouveaux territoires de projet »,
par exemple dans le cadre de la constitution des Pays (Teillet, 2003).
Peut-être y a-t-il là l’amorce d’une nouvelle définition de
l’observation culturelle qui prendrait en compte les processus de
« qualification culturelle » (Béra et Lamy, 2003) sur les lieux mêmes
où ils s’élaborent ?
-
Une étude comparative sur divers mode
d’organisation des pratiques musicales amateurs en Aquitaine
La
méthode de recherche
que nous avons utilisée
consiste à prendre trois modes de structuration des
pratiques musicales : la totalité des établissement musicaux faisant
œuvre de pédagogie musicale sur un département (la Gironde), avec leurs
développements et leurs stratégies ; un ensemble constitué par une
communauté de goût semblant coïncider avec une identité territoriale
(les orchestres de bandas du sud aquitain) ; une construction issue de
la rencontre d’acteurs organisés et de la décision publique dans le
cadre régional (le réseau aquitain des musiques amplifiées). Cette
approche permet de repérer des constantes et des modèles faisant de ces
lieux de pratiques des acteurs territoriaux à part entière.
L’enquête sur les écoles de musique fait
ressortir – outre l’importance quantitative du phénomène – la fragilité
du paysage et la faible implication de l’Etat, ainsi que la dynamique
qui amène ces écoles à se structurer sur le mode de la
professionnalisation des acteurs. Cette structuration se réalise dans un
champ caractérisé par un modèle dominant (le Conservatoire), mais aussi
par l’influence de modèles issus de la sphère marchande, des stratégies
de distinction des individus et d’un discours de justification sociale
amplifié par la question de la justice sur les nouvelles territorialités
issues des lois de décentralisation. Elle fait apparaître la
sédimentation de trois générations d’écoles de musique et des modes
fédératifs qui les accompagnent. Ces écoles de musique participent à une
caractérisation des territoires sur lesquels elles agissent, en tant que
témoins du passé ou acteurs des identités recomposées, et à la faveur
des compromis locaux. Les bandas sont des orchestres d’harmonie
mobiles, issues des harmonies et fanfares du sud de la France et de la
nécessité pour celles-ci de se rénover pour s’adapter à la commande
publique liée à l’apparition de fêtes locales rénovées par l’influence
des fêtes espagnoles. Elles servent d’argument pour les écoles de
musique auprès de l’opinion (ruse pédagogique), des municipalités
(fonctionnalité dans la fête), des administrateurs bénévoles (autonomie
financière par les cachets). Les compétitions qui les opposent les
amènent à renforcer les dispositifs garantissant leur qualité artistique
et musicale. Les bandas s’inscrivent sur un espace caractéristique du
grand Sud. Particulièrement centré sur les départements du Gers, des
Landes et des Pyrénées Atlantiques, l’espace des bandas correspond à
l’espace tauromachique aquitain et celui du rugby dominant. Elles
montrent la vitalité des anciennes sociétés locales et leur renforcement
sur des espaces ruraux recomposés dans le contexte général de
métropolisation du territoire aquitain. Liés aux tendances
musicale actuelles, les centres et écoles de musiques amplifiées
sont apparus comme une nouvelle forme d’équipement culturel. En
Aquitaine, quelques entrepreneurs associatifs, une élue locale innovante
et certains services de l’Etat ont contribué à la création d’un réseau
musical remarquable et d’équipements de référence nationale. La
naissance de ces équipements correspond aux logiques de métropolisation.
Leur diffusion part du centre de la métropole régionale vers sa
périphérie pour atteindre progressivement les villes moyennes, en quête
de renouvellement de leurs politiques culturelles. Etablissements
socioculturels autant que culturels, ils interrogent les politiques
publiques en démontrant leur capacité d’être l’écho de l’expression des
jeunes et des quartiers fragiles. Ils indiquent un nouveau mode de
développement culturel traitant des rapports entre les centres et
périphéries.
Cette
approche en trois volets des pratiques musicales amateurs en Aquitaine
(approche non-exhaustive) permet de combiner politiques culturelles,
aménagement et approche anthropologique. L’analyse de trois
idéaux-types d’associations structurantes des pratiques musicales
permet de comparer les modèles, de remarquer leurs régularités et
d’observer qu’ils peuvent être concurrents pour le choix guidant la
décision publique dans le cadre local, au point d’influencer le regard
porté sur le territoire de son application.
-
L’émergence des musiques amplifiées
C’est
à partir d’une recherche plus poussée sur les musiques amplifiées et les
équipements qui les structurent que s’est posée la question de
l’émergence des nouvelles pratiques culturelles et de leur
reconnaissance (Raibaud, 2003). Il apparaît pour les musiques amplifiées
que cette reconnaissance s’obtient progressivement par la construction
d’arguments qu’on peut schématiquement classer en trois catégories : les
arguments sur le thème du renouvellement de l’offre culturelle, les
arguments sur le thème de la cohésion sociale, les arguments sur le
thème de la prise en compte de certains territoires délaissés et/ou du
développement local. Cependant la recherche fait rapidement apparaître
les limites de ces arguments. Premièrement, le rock pas plus que les
autres « musiques actuelles » n’arrive à se faire reconnaître par le
ministère de la culture comme une nouvelle catégorie esthétique,
légitimant une aide publique particulière. Deuxièmement les équipements
des musiques amplifiées, porteurs de « l’expression des jeunes et des
quartiers fragiles », recoupent un éventail de publics de plus en plus
large et se localisent à l’extérieur des quartiers dont ils prétendent
parfois être l’emblème. Troisièmement les actions qu’ils mènent en
liaison avec de nouveaux opérateurs territoriaux dans des actions du
type « rap dans les cités » ou « festival de cultures urbaines » peuvent
être ressenties comme stigmatisantes par les habitants des quartiers ou
les élus locaux et non comme des manifestations participant au
développement local.
La
description de ces équipements et des associations qui les gèrent (ou
celles qui en sont partenaires) fait apparaître au contraire, à tous les
niveaux, une organisation proche des autres pratiques musicales :
activités (apprentissages, répétitions, concerts), publics (en majorité
les lycéens et étudiants des classes moyennes), gestion (majoritairement
associative, fonds publics et privés), professionnalisation des acteurs
(du bénévolat à la structuration progressive d’un emploi dans la
précarité, puis dans le champ professionnel de l’animation), etc. Elle
montre également que l’offre artistique tend à s’homogénéiser par
l’utilisation généralisée du répertoire contemporain (chanson, musiques
de films et de série, variétés internationales, musique du monde) à des
fins pédagogiques, mais aussi par l’utilisation des référentiels
pédagogiques et du répertoire classique dans les écoles de musiques
amplifiées. La production artistique des musiques amplifiées montre
enfin le recyclage des apprentissages classiques (ce qui concerne la
moitié environ des musiciens) dans leurs productions créatives.
Cependant les musiques amplifiées restent malgré tout porteuse d’une
image sociale et territoriale intéressante pour les élus locaux et leurs
partenaires de la société civile. L’hypothèse que les musiques
amplifiées appartiennent au vaste ensemble des pratiques musicales
amateurs et qu’elles ne s’en distinguent principalement qu’en tant que
« marqueurs territoriaux » se confirme un peu plus encore par leurs
positions communes dans les espaces de médiation locale. En Aquitaine,
même si les musiques amplifiées sont présentes davantage sur les
secteurs urbains que sur les secteurs ruraux, leur diffusion est
contemporaine de l’extension des zones périurbaines, notamment vers les
petites villes centrales des départements aquitains. La pénétration des
musiques amplifiées dans les écoles de musique (comme de la danse
hip-hop dans les écoles de danse) peut être envisagée comme un effet de
« métropolisation culturelle » qui atteint par ricochet le
renouvellement de l’offre musicale locale (concerts, soirée « rock »
des fêtes locales, fêtes de la musique) jusqu’à produire des effets
particuliers aux microrégions qui composent l’espace régional (exemple
du rock basque, renouveau des fanfares dites « funk » à partir des
centres de musiques amplifiées des Landes ou du Lot-et-Garonne).
- Le
renouvellement des approches
Une
partie de ce travail de recherche a été menée dans le cadre d’un rapport
de la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine
en réponse à un appel d’offre de la Direction de l’Etude et de la
Prospective. La commande induisait une réflexion sur les pratiques
culturelles en région au plan régional en invitant à une approche
interdisciplinaire. Le travail de notre équipe, sous la direction de
Jean-Pierre Augustin, a été de proposer de nouvelles pistes de recherche
tenant compte des « relations complexes qui se tissent entre les
diverses modalités de la culture et la multidimensionalité de l’espace,
d’autant plus que celui-ci est à la fois vécu et projeté, lieu de vie et
instrument de l’action planificatrice » (Augustin et Berdoulay, 2000,
p.1). La recherche sur les pratiques musicales amateurs met en relief
les rapports qui existent entre les politiques publiques et les acteurs
du champ dans leur désir de reconnaissance (et les dynamiques qui en
résultent), en prenant comme point de vue privilégié celui de l’espace
« méso-institutionnel » représenté par les écoles de musique, les
groupes musicaux amateurs et les cultures émergentes. L’analyse de ces
initiatives culturelles permet « de ne pas se laisser enfermer dans des
alternatives simplistes du type tradition/modernité,
identité/ouverture, terroir/monde etc. en faisant apparaître la
diversité des situations socio-spatiales »,
ce qui ne signifie pas forcément une démarche d’évitement des
discussions sur les concepts et les valeurs qui animent le champ, mais
au contraire une instruction à partir de faits observables du débat
nécessaire au choix politique et à l’action publique.
Croisant
les regards, elle valorise le processus de fabrication de territoires
par les acteurs locaux, dans leur effort de production, par la culture,
de « plus-value territoriale ».
Elle montre aussi leur grande incertitude dans cette situation complexe
où le choix de l’aide publique est instruit par des partenaires
multiples, eux-mêmes confrontés à une production faisant référence à des
représentations sociales et territoriales les plus variées : un élu du
milieu rural girondin peut être amené à choisir entre la venue du
bus-rock, le soutien à son école de musique, l’organisation d’un centre
permanent de musique et danses traditionnelle ; son choix sera peut-être
guidé par l’aide financière qu’il recevra du département, de la région
ou de l’Etat, à moins qu’une préconisation d’ensemble, guidée par la
création d’un Pays, ne fixe durablement les règles de l’intervention
culturelle au service de l’identité locale.
La perspective de ces recherches
est donc une approche régionale des rapports entre culture(s) et
territoire(s). Elles explorent l’enrichissement mutuel que peuvent
s’apporter l’approche culturelle en géographie, les nouveaux dispositifs
régionaux d’évaluation des politiques publiques de la culture et une
approche locale du « jeu des acteurs », seule capable de rendre compte
avec précision des dynamiques territoriales. L’actualité que représente
pour les services culturels des départements et des régions la mise en
place des intercommunalités et des pays est révélatrice d’un état de
rupture : l’Etat, même déconcentré, apparaît progressivement dépossédé
de la maîtrise des processus de qualification culturelle par la
nécessité qu’ont les nouvelles entités territoriales d’argumenter la
pertinence de leurs périmètres et la légitimité de leurs projets en
utilisant pour eux-mêmes les discours symboliques empruntés au langage
de la culture.
L’observation culturelle « au risque de la décentralisation » est ainsi
invitée à modifier des outils statistiques directement issus du mode
politique de la planification pour adopter une démarche complexe,
abordant non seulement la culture comme marché ou comme champ,
mais aussi par une approche plus anthropologique de la culture comme
lien entre individus, sociétés et territoires. Cela ne signifie pas
qu’on sacrifie pour autant la volonté de comparer les données :
l’exemple des musiques amplifiées démontre à la fois la réalité
d’ensemble d’un phénomène qui se structure et s’institutionnalise au
plan national et les particularités régionales et micro-régionales
produites par les compromis locaux.
ATLAS des
activités culturelles, DEP, Paris, ministère de la culture, 1998
AUGUSTIN
Jean-Pierre et BERDOULAY Vincent, (sous la direction de) Géographies
culturelles, Revue Sud-Ouest Européen, n°8 septembre 2000
BERA Matthieu et LAMY Yvon,
Sociologie de la culture, Paris, Armand Colin, 2003
BOLTANSKI
Luc, THEVENOT Laurent, De la justification, l’économie des grandeurs,
Paris, Gallimard, 1991
BOURDIEU Pierre Les règles de
l'art, Paris, Le Seuil, 1992
CALLEDE
Jean-Paul (sd), Métamorphoses de la culture, Bordeaux MSHA 2002
DI MEO Guy, Les territoires du
quotidien, Paris, l’Harmattan, 1996
DONNAT
Olivier, Les amateurs, Paris, DEP Ministère de la culture, 1996
DONNAT
Olivier, Les pratiques culturelles des français, enquête 1997,
Paris, DEP, 1997.
LEFEBVRE
Alain et BOURE R., La médiation culturelle du territoire: l’exemple de
trois festivals en milieu rural, in Sud-Ouest européen, Ed
du Mirail, Toulouse 2000.
MENGER Pierre-Michel, Portrait de l’artiste en
travailleur, Paris, Le Seuil, 2002
MOULIN Raymonde, L'Artiste, l'institution et le marché,
Paris, Flammarion, 1992
in Associations, des espaces entre utopies et
pragmatismes sd. Jean-Claude GILLET (Presses
Universitaires de Bordeaux, 2001)
RAIBAUD Yves, Territoires musicaux en région,
l’émergence des musiques amplifiées en Aquitaine, sd Jean-Pierre
Augustin, thèse de doctorat de l’Université Bordeaux 3 Michel de
Montaigne, 2003
SUZARELLI Bruno et alii, Observer la culture en
région, DEP/DDAT, Turriers, janvier 2004
TEILLET Philippe, Le discours culturel et le rock,
l'expérience des limites de la politique culturelle de l'Etat,
Université de Rennes I, 1992
TEILLET Philippe, La place de la culture dans les
recompositions territoriales, rapport de l’Observatoire des
politiques culturelles, Grenoble, juin 2003
Matthieu Béra et Yvon Lamy (2003, p.187 et 188) proposent une
classification des méthodes d’investigation concernant la
culture en trois paradigmes qui conditionnent des postures de
recherche et orientent des conceptions assez différentes. La
première (Moulin, Menger) s’inspire de la « théorie du marché »,
utilise « des entretiens, des modèles (de rationalité, de
l’entrepreneur) et des statistiques nationales » appelant « une
formalisation et une abstraction qui ne peuvent que bénéficier
aux institutions et aux acteurs des secteurs étudiés (presque
toujours à l’origine des demandes de recherche) » et peut se
conformer parfois à « des visées institutionnelles, pratiques,
accompagnant les groupes au pouvoir, en vue de favoriser en
l’accompagnant le travail politique », par exemple par un
système d’expertise précédant la décision publique dans le cadre
local. La deuxième s’inspire de la « théorie du champ »
(Bourdieu) et « développe nécessairement un point de vue
surplombant, le plus global que l’on puisse avoir, dont la
prétention à l’universalité est la plus élevée (…) (qui
permet à celui qui voit et sait de dénoncer) les inégalités
dans la distribution des biens culturels et de leur accès ». La
troisième, la « théorie des mondes » (Goffman, Becker) est
« relativiste et inductive (…) le chercheur est tout entier dans
son travail de description, animé par un souci d’expliciter
certains mécanismes de production du social ».
|
|