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Arts du cirque, arts de la rue

 


 

 

SYNTHESE de la journée IDDAC  « Arts du cirque, arts de la rue » du 16 mai 2003
Yves Raibaud, MSHA

Les rencontres sur le cirque commencent toujours par une histoire d’enfance. Celle que raconte Pierre Bernard, président de l’IDDAC qui accueille les participants à Libourne, évoque « la proximité de l’éléphant » comme une première expérience du spectacle vivant : expérience invraisemblable, inoubliable, incommensurable, d’autant qu’elle arrive par surprise sous la forme d’un chapiteau, de caravanes, d’un campement qui semble venir d’un autre monde. Avant de rentrer dans des coulisses plus prosaïques peuplées de chartes et de conventions, nous retenons que cette « vision adulte de la vision enfantine » du cirque perdure comme une valeur commune à tous les circassiens[1].

Arts de la piste ? arts de la rue ? où en est le cirque ?

Continuité et ruptures 

La représentante du ministère de la culture nous raconte à son tour une histoire, celle de la crise du cirque à la fin des années 1960. Après deux ou trois décennies qui ont vu disparaître de nombreux cirques et naître, par effet de concentration des entreprises importantes, le cirque est en panne: concurrence de nouveaux spectacles, généralisation de l’industrie des loisirs et des mass-médias, évolution du goût, les spectateurs boudent les chapiteaux, tandis que les coûts du spectacle ne cessent de croître. L’entrée en scène de l’Etat inaugure trois étapes de la naissance et du développement d’un nouveau cirque. La première étape est la création d’un fonds de soutien au cirque, puis le transfert de sa gestion du ministère de l’agriculture au ministère de la culture. La seconde étape est la mise en place de critères d’attribution des aides publiques, conditionnés par la mise en place d’une expertise questionnant la qualité artistique au-delà de l’aspect purement économique. La troisième étape est l’intervention de l’Etat dans le domaine de la formation : on analyse le manque de performance du cirque français par un manque de formation des artistes, ce qui se traduit par la création ou l’aide aux premières écoles du cirque : Châlon-sur-Marne, Carré Monfort, école Fratellini. Ainsi racontée, jusqu’à ses derniers développements qui enregistrent une croissance des artistes et la multiplication des missions qui leur sont à présent dévolues, l’histoire du cirque fait preuve d’une évolution très rapide, créatrice de ruptures.

 

La première rupture entérine la naissance d’une dialectique cirque de tradition / cirque de création. La nouvelle ère du cirque s’appuie en effet sur une certaine idée de la « modernité en art » et consacre, en même temps que l’arrivée sur le circuit de formes renouvelées d’art circassien, une génération d’artistes qui récusent en partie l’héritage historique des dynasties du cirque et écrivent eux-mêmes leur généalogie : certains revendiquent la filiation des arts équestres, d’autre la tradition des jongleurs et acrobates ambulants, d’autres une tradition de bonimenteurs et comiques incarnés  par la figure des clowns, etc.

La seconde rupture transforme en trois décennies la transmission orale et familiale des savoir-faire en un vaste réseau d’écoles qui se développent de la même manière que les autres enseignements artistiques. La création d’écoles nationales délivrant des diplômes autorise la création d’autres écoles, qui orientent leurs élites vers les écoles nationales, elles-mêmes productrices d’enseignants diplômés qui fondent des écoles... Cette production pédagogique, dans un contexte de forte scolarisation de la société française, favorise la multiplication des troupes, elles-mêmes créatrices de nouvelles formes. 

Ces ruptures décrivent l’histoire d’une émergence, et celle d’une dichotomie entre cirque de tradition et cirque de création. La reconstitution des filiations anciennes équivaut à reconstruire une histoire par-dessus la génération précédente, incarnée par les familles de forains, ce qui contribue partiellement à les disqualifier. L’émergence du nouveau cirque s’appuie sur les alternatives artistiques qu’offre l’expansion sans précédent des aides publiques à la culture à partir des années 1980, et notamment l’initiative culturelle dans le cadre local permise par les lois de décentralisation. Les centres culturels et les services culturels des collectivités territoriales favorisent le nouveau cirque dans une logique censée rééquilibrer l’offre purement commerciale par une offre publique garantissant la « qualité » et la « création ». Cette offre d’un nouveau cirque trouve sur sa route un public qui se caractérise à la fois par son éclectisme et sa bonne volonté culturelle[2], mais qui est à l’origine d’un « goût » artistique nouveau, qui impose à son tour ses normes. 

Que reste-t-il du cirque de la génération précédente ? Quelques grandes compagnies (Pinder, Bouglione), la résistance des petits cirques « manouches » liés à l’économie parallèle des gens du voyage et de la tolérance relative dont ils sont l’objet dans une société démocratique, la patrimonialisation du cirque « à l’ancienne » (cirque Arlette Grüss), ainsi que des monuments que ce cirque a généré à Paris et en province (Amiens et Elboeuf). L’Etat peut ainsi accomplir un légitime travail de mémoire et de « muséification » qui consolide le cirque comme un secteur à part entière de son intervention culturelle. 

Territoires du cirque 

Les territoires du cirque sont matérialisés par deux constantes, le nomadisme et le chapiteau, qui se conjuguent aux transformations du territoires liées à des raisons structurelles (métropolisation), mais aussi aux lois de décentralisation et à celles plus récentes sur l’intercommunalité et l’aménagement du territoire.

Le nomadisme connaît un exceptionnel regain de popularité sans que pour autant les populations nomades y trouvent une amélioration du regard qu’on porte sur elles. Plusieurs intervenants signalent la crainte du voisinage à l’arrivée des caravanes, les coups de téléphones à la gendarmerie. Une directrice de centre culturel se dit obligée de rassurer les élus en précisant que c’était du cirque, mais du cirque de création, pas des gens du voyage. Les gens du voyage, en revanche, s’identifient fortement au cirque, et établissent le contact dès qu’ils repèrent le chapiteau et les caravanes (exemple de Gap).

Cette dispute sur une identité nomade s’accompagne d’un renversement des significations du nomadisme. Pour schématiser, si le nomade d’autrefois est pauvre et le sédentaire riche, ces propositions sont aujourd’hui inversées. Le nomadisme, dans le monde entier, connaît la même évolution liée à la raréfaction des territoires non appropriés et il n’est pas de pays où les populations nomades ne soient canalisées dans des couloirs, des espaces, puis sédentarisés de gré ou de force. Dans le même temps l’imaginaire nomade est approprié par tous et sa culture devient universelle : depuis Kerouac, mais aussi par l’effet de la civilisation des loisirs, le vagabondage, le campement, l’errance sont devenus des valeurs largement partagées par les populations occidentales. Le nomadisme devient un thème d’interrogation pour les philosophes ou les sociologues qui voient dans la déterritorialisation de l’individu l’avènement d’une société post-moderne, société des tribus qui se recomposent de façon opportuniste, nomadisme amoureux, associations professionnelles limitées par le temps d’un projet… Ce rêve de l’individu total face à une offre infinie  de connexions a ses attributs, sa culture, ses références. Le jonglage en fait partie, comme la migration de masse vers les festivals d’été ou les effets de « bouche à oreille » (amplifiés par le « texto ») qui sont capables de mobiliser des dizaine de milliers de jeunes pour une rave-partie, sur une île grecque, ou vers un festival (exemple d’Aurillac).  

Si ce nomadisme d’été se vit sur les plages ou dans les rues de la ville inversée, devenue le temps d’un événement ludique et festive, le rêve est alimenté et crédibilisé par le chapiteau. Pour une jeune compagnie, l’achat d’un chapiteau est un aboutissement, le bateau sur lequel on embarque pour une errance enfin légitime, reconnue, institutionnelle. Il apporte une visibilité permet de se distinguer de la concurrence. L’aide « à l’itinérance » accordée par le ministère de la culture qui permet l’achat du chapiteau sert aussi de passeport pour des étapes programmées dans des « lieux ressources » matériellement sécurisés. Visible institutionnellement, le chapiteau est visible par les habitants des communes qui l’accueillent (même ceux qui n’iront pas au spectacle) et maintient la tradition d’émerveillement et le rêve de liberté qu’apportaient les anciens cirques.

Le chapiteau reste le symbole de la tradition circassienne, même élargie aux arts de la rue ou au spectacle « dans les murs », pour deux raisons. La première est qu’il résume la chaîne d’interactions qui est à la base du cirque : pour qu’un spectacle ait lieu il faut des chauffeurs, des menuisiers, des manutentionnaires, des couturiers, des comptables, des administrateurs, des éclairagistes, etc. des artistes. Il faut également des élus locaux ou des services culturels, des gendarmes ou policiers municipaux, des cantonniers, et puis des spectateurs, des colleurs d’affiche, des journalistes. La représentation (parfois unique) mobilise ainsi de façon opportuniste des personnes d’horizons très divers pour un événement éphémère, dont le symbole est le chapiteau. La seconde est qu’il est un territoire déterritorialisé. Le même spectacle se joue dans le même cadre quel que soit le lieu de son implantation. Ce décor immuable rappelle qu’une fois que le spectateur est entré sous la tente, il va assister à des événements qui sont inimaginables dans le pré ou sur la place qui supporte occasionnellement le cirque et que l’on traverse quotidiennement. Sa relative banalité, son aspect « standard » n’impose pas une vision architecturale, ni une présence stratégique au cœur d’un bourg ou près d’une mairie (exemple de Boulazac) matérialisant l’intérêt particulier porté à la culture par les élus locaux. Le chapiteau tient de cette façon la politique à distance en évitant son inscription dans le patrimoine public et en affirmant sa vocation à échapper à l’enracinement. 

Dans le même temps, il n’échappe pas à un certain nombre de logiques, dont certaines peuvent équivaloir à des effets pervers.  

La première de ces logiques utilise le cirque comme une proposition capable de renouveler l’offre culturelle des communes. A Antony, le goût d’un nouveau directeur pour le cirque se traduit par une proposition culturelle alternative. En réponse à la critique qui voit dans le centre culturel une offre destinée aux classes moyennes et supérieures, le directeur propose le cirque comme moyen de décentraliser le spectacle vivant dans certains quartiers délaissés et de sensibiliser un nouveau public. Le caractère polyvalent des activités circassiennes est décrit comme une proposition d’activité artistique adaptée aux jeunes des quartiers fragiles, entre sport et culture, proche d’autres performances artistiques popularisées sous le vocables « cultures urbaines » (skate, roller, danse hip-hop). A Boulazac, petite zone urbaine en milieu rural, le maire a fondé la commune nouvelle sur le double symbole patrimonial de la mairie et du centre culturel. Après la mise en place d’activités socioculturelles et d’une programmation « généraliste », la proposition cirque lui permet de jouer la complémentarité avec d’autres équipements offerts par la ville centre de Périgueux et ses satellites. Le cirque est dans ces conditions un « créneau » à prendre et Boulazac devient en quelques années une commune relais identifiée au niveau régional et national. A Gap, l’image d’une petite ville industrielle en déclin n’est pas compensée par un attrait patrimonial particulier. Le cirque en résidence, puis en itinérance sur les communes rurales du piémont des Alpes participe à l’animation et au réenchantement d’un pays qui n’a pas d’autre carte à jouer que le tourisme et l’immobilier résidentiel. Il affirme le rôle de Gap comme ville ressource dans la recomposition territoriale des pays et intercommunalités. Ces trois exemples, comme celui du cirque 360 et de son implantation dans le département de l’Essonne, indiquent les évolutions du cirque sur plusieurs échelles territoriales, dans une configuration qui tend à se généraliser des politiques culturelles décentralisées. 

La première de ces évolutions a trait au rapport entre centre et périphérie. Antony, espace de banlieue inscrit dans un rapport hiérarchique avec Paris, construit d’abord les moyens de son autonomie culturelle avant de constater la reproduction des rapports centre/périphérie sur son propre territoire. Le cirque permet de délocaliser l’offre sans investissement supplémentaire et donne l’argument d’une activité culturelle adaptée à des populations démunies, affirmant implicitement la légitimité d’une proposition culturelle plus élitiste au centre. Le cirque suit dans ce cas une direction qu’on pourrait appeler « cirque adapté » et qui n’est pas sans rappeler le soutien des politiques publiques aux musiques actuelles, censées rapprocher les jeunes et les quartiers fragiles du « festin culturel » par des actions de développement culturel séparé.

La deuxième de ces évolutions a trait au rapport entre métropole et espaces périurbains. Le mouvement accru de concentration de la population dans les métropoles génère des espaces hétérogènes étendus qui offrent peu de possibilités d’identification aux personnes  qui les habitent. Les communes qui les accueillent souffrent de plus du manque de moyens caractéristique des anciennes communes rurales non industrialisées. L’exemple de l’Essonne et de la compagnie 360 décrit un paysage chaotique, entre petites communes rurales, grands ensembles, friches industrielles, sur lequel le cirque mandaté par la collectivité départementale se meut « comme un poisson dans l’eau ». Economique, multipolaire, agissant sur la proximité, le cirque fonctionne comme un équipement mobile parmi d’autres (bibliobus, bus-rock) dont les conseils généraux, par leur rôle de collectivité de répartition, sont les principaux prescripteurs .

La troisième évolution a trait au réinvestissement et à l’aménagement de l’espace rural, pour lequel les collectivités fonctionnent sur le mode de l’expérience et où la variété des proposition est aussi large que l’imaginaire des 36 000 maires des communes rurales de France. Le cirque offre l’avantage de l’équipement sans investissement, autorise la coopération culturelle intercommunale, mobilise et dynamise les acteurs de la vie locale (écoles, associations, centre de loisirs), affiche le pays. Le « créneau cirque » opère comme un choix culturel distinguant un pays d’un autre. A Boulazac comme à Gap, ce choix est expliqué par un autodiagnostic défavorable des communes. Moins dotées (disent-elles) que les autres communes en patrimoine, en ressources culturelles ou naturelles, elles font le choix avec le cirque d’une dynamique qui les raccroche aux réseaux du spectacle vivant, censés les faire bénéficier par effet retour du charisme d’artistes participant à la création artistique contemporaine. 

Emergence et limites

Ces quelques exemples sont les témoins d’une émergence spectaculaire qui n’en est probablement qu’à ses débuts, même si elle produit depuis plusieurs années des formes magnifiquement achevées telles qu’Archaos, Plume, les Arceaux, le Cirque Baroque, Dromesko et bien d’autres encore. Le formidable engouement des jeunes pour les arts de la rue, la croissance exponentielle des écoles et de leurs élèves fondent le cirque sur une démographie très forte qui n’a pas fini de se manifester et de frayer son chemin dans le spectacle vivant et sur le territoire. Cette croissance est relayée par le processus de requalification des espaces publics urbains, au centre des métropoles comme dans les milliers de petites centres qui sont une des caractéristiques du maillage territorial européen : la ville toute entière devient un équipement dans lequel les rues piétonnes, les parcs, les berges sont aménagées dans la perspectives des fêtes publiques nécessaires au maintien d’une cohésion sociale et à sa refondation dans les identités locales. De la rue à la piste, on l’a brièvement évoqué, les passerelles sont nombreuses. Les dispositifs mis en place depuis quelques années, accompagnés de hausses significatives des moyens, indiquent la prise en compte du phénomène et apportent des réponses assez diversifiées aux diverses dimensions évoquées par les acteurs. Il reste à espérer que ce tableau plutôt positif sera soutenu dans sa croissance par des aides et une réglementation publique adaptée. Le gel en 2003 de certaines subventions publiques et les inquiétudes que porte la réforme du régime des intermittents du spectacle sont à mettre au compte des incertitudes qui pèsent sur l’avenir du cirque. Dans une toute autre dimension, qui ne peut qu’apporter crédibilité et ampleur au phénomène, il serait nécessaire que la recherche ne reste pas hagiographique, liée à la production d’un discours de justification des acteurs et de leurs alliés, mais fasse progressivement une place à une réflexion critique permettant d’ élucider les enjeux, impensés et effets pervers  qui accompagnent cette émergence.


[1] Dans ce texte, le masculin est utilisé comme représentant des deux sexes sans discrimination à l’égard des femmes et des hommes et à seule fin d’alléger le texte.

[2] Le public « Maïf, Camif, Télérama » selon le mot qui court chez les directeurs de centres culturels.

 

 

 

 

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