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VILLES, CULTURES
URBAINES ET GEOGRAPHIES
Par Jean-Pierre Augustin et Louis Dupont
Introduction à Géographie et cultures, n° 55, 2005 :
Cultures urbaines
Ville et culture ont fait l’objet de plusieurs
conjugaisons, au gré des définitions de la culture et des conceptions de
la ville. En français, comme en allemand, au cœur de la définition
classique de la notion de civilisation se trouve la ville sous sa forme
idéale et idéalisée, soit la cité, produit d’un développement technique
et matériel, mais aussi le lieu par excellence de la culture comme
héritage de connaissances, de représentations, de manière de vivre et de
penser le monde. En anglais, civilisation se traduit par culture, et on
parle plus facilement de degré de cultures (high brow ; low brow),
là où en France on établit une distinction entre culture et
civilisation. Quoi qu’il en soit, la ville se conçoit dans les deux cas
comme le territoire par excellence de la culture, en comparaison avec la
province, la région ou le monde rural, tous lieux de moindre culture,
traditionnelle ou populaire. Les grandes villes capitales européennes,
vitrines du degré de développement de la nation et de sa richesse, ont
été conçues et aménagées dans la période moderne en assumant cette
double dichotomie. La culture s’affiche par l’architecture, mais aussi
avec les grandes institutions, musées, opéra, théâtres, bibliothèques,
etc. Toujours présents dans la trame urbaine, ces derniers sont les
marqueurs culturels d’une époque, d’un discours de la nation et d’une
vision de la modernité.
Ces villes modernes européennes seront de même le théâtre
de dynamiques culturelles propres aux groupes sociaux, aristocrates,
bourgeois, ouvriers, qui l’occupent, mais aussi de leurs interactions.
Les aristocrates, puis les bourgeois s’exhibent, ils déambulent dans les
parcs aménagés et sur les boulevards, à la vue du peuple qui en partie
cherche à les mimer, sinon à s’en moquer. A l’inverse, et cela épice les
romans du 19e siècle, l’élite va pour un petit bonheur ou
dans sa décadence, s’encanailler, elle « descend » dans les lieux
supposés de la non culture. Les artistes quant à eux voyagent
plus librement entre les groupes, les lieux et les codes : ils se
donnent en spectacle. Un mode de vie s’impose, l’avant-garde en est le
porteur, elle marque des lieux, colonise des quartiers. Ailleurs dans
l’espace urbain, la ville devient un amalgame de scènes qui
correspondent aux lieux de cultures hybrides, migrantes, de l’intérieur
ou d’autres pays. Dans ces faubourgs, l’entraide s’organise, les fêtes
aussi, elles suivent des lignes idéologiques, parfois ethniques, elles
célèbrent des appartenances recomposées entre culture d’origine et
culture d’accueil. Aux Etats-Unis plus qu’en France, où l’école joue un
rôle primordial dans la normalisation culturelle, c’est la ville qui
transforme culturellement le migrant ou l’immigrant en « américain ».
Ces thèmes de rétention (culturelle) et d’assimilation (normalisation)
sont à l’origine des travaux de l’école de sociologie de Chicago du
début du 20e siècle. Les lieux de l’espace urbain sont liés
par un tissu de relations qu’établissent les groupes entre eux, placés
en situation à la fois de coopération et de concurrence. C’est
l’écologie de la ville, responsable de son environnement, et par delà de
son caractère, de son style, bref de son ambiance culturelle. Paris
n’est pas Londres, qui n’est pas Berlin, qui n’est pas New York, qui
n’est pas San Francisco…
Aujourd’hui, les cultures urbaines doivent être
conjuguées au pluriel. Les questions posées par l’évolution des
pratiques et des lieux ne peuvent être réduites à une approche fondée
sur la simple description des transformations territoriales, sur le
rappel des héritages ou sur l’homologie entre structures de classes et
activités. Saisis dans leurs diversités, les phénomènes culturels en
milieu urbain s'inscrivent plus que jamais dans une manière d’être, de
se comporter, d'investir les lieux de sens, ils sont en d'autres termes
plus liés au mouvement et plus particulièrement aux transactions entre
acteurs et groupes d'acteurs. Ils sont à l'origine de réseaux
signifiants qui s'inscrivent dans l'espace souvent à partir de lieux et
de temps conçus comme autant de marqueurs culturels. Les cultures
urbaines doivent prendre en compte les manifestations diverses autour de
l'art, de la musique et des pratiques ludo-sportives qui participent
largement à d'autres imaginaires urbains. Les foules se rassemblent dans
les espaces publics ou dans des cathédrales de béton que sont les stades
pour participer hors du temps profane à des célébrations multiples,
qu'il s'agisse de compétitions sportives, de fêtes patrimoniales ou de
spectacles musicaux. Les modèles prédominants des cultures légitimes ne
suffisent plus à canaliser la demande et l'on assiste à l'émergence de
styles innovants qui renouvellent les spectacles et les participations.
Cette ouverture et cette diversification culturelles
s'inscrit dans des dynamiques complexes liées à des logiques d'action et
des politiques publiques. Ces initiatives confirment les résultats des
enquêtes du ministère de la Culture sur l'évolution des pratiques
culturelles en soulignant que les frontières entre culture populaire et
haute culture se sont estompées. Les termes de « frontière flottante »
et « d'univers culturel » évoquant de larges ensembles sont de plus en
plus utilisés et les acteurs institutionnels régionaux ont recours à des
stratégies multiples pour animer leurs territoires et valoriser leurs
atouts patrimoniaux. Dans ce jeu, les périphéries concurrencent le
centre même si ce dernier n’a pas cessé d’exister ; les équipements et
les événements se diversifient et se spatialisent, entraînant un jeu
d'emboîtement culturel et de nouvelles configurations entre villes,
banlieues et campagnes, entre cultures classiques et cultures
émergentes, entre publics réservés et publics ouverts.
La culture artistique, celle des arts du spectacle et
des arts vivants, est la plus facilement identifiée par les responsables
politiques et par les médias. La culture scientifique et technique se
veut l’expression théorique et pratique des innovations technologiques
contemporaines. Elle se donne à voir sous forme de cités des sciences ou
de lieux de mémoire industrielle, valorisant des traditions techniques
et des valeurs du travail scientifique. Dans un sens plus
anthropologique, nombre d'initiatives culturelles se distinguent de ces
deux composantes par une conception associant les modes de vie, les
comportements des populations et les réponses qu'elles donnent aux
problèmes posés par l’environnement naturel et social. Ainsi se
développent des cultures périphériques qui s’inventent et se
transforment pour s’adapter aux milieux. Les cultures de banlieues, les
festivals, les cultures patrimoniales, les grandes fêtes urbaines
participent à ces cultures vivantes permettant aux habitants de
médiatiser leurs connaissances et leurs agirs et de redéfinir leur place
dans la société.
Ce constat de la place et de l’importance de la culture
et des cultures dans l’espace urbain, s’accompagne d’un fait particulier
lié à la modestie des travaux qui leur sont consacrés. Alors que les
initiatives culturelles deviennent un élément stratégique de
développement, les études analysant les pratiques, les événements et les
lieux culturels demeurent peu nombreuses, si ce n’est la ville festive.
Ce décalage vient de la difficulté à cerner l’objet d’étude,
notamment par les géographes et les aménageurs qui laissent le champ
libre à d’autres sciences humaines moins attentives à la dimension
socio-spatiale du phénomène. Or, c’est justement à l'intersection des
lieux et des pratiques que les changements se produisent et que les
questions d’organisation et de politique publique se posent.
La culture urbaine et les cultures urbaines constituent
une dynamique du champ social, politique et économique de la ville, mais
elles ne sauraient s’y réduire. De nouveaux objets, de nouveaux
concepts, ou une redéfinition de ces derniers, un autre vocabulaire sont
nécessaires pour en rendre compte. Si la ville moderne est le produit
d’un système de production, si les aménagements sont le produit de
décisions politiques, motivées par l’avis des experts, il n’empêche que
dans l’espace urbain produit et planifié, lissé et aménagé, délaissé et
en déliquescence, il y a bien toujours des hommes et des femmes qui
interagissent, qui s’expriment, qui s’affichent, qui cherchent justement
à dépasser leur condition et les lieux où ils sont a priori
confinés, dans la réalité ou dans les catégories d’analyse des
chercheurs.
C’est dans cette perspective que le comité de rédaction
de Géographie et cultures, à l’initiative de Jean-Pierre Augustin
et Louis Dupont, a lancé un appel pour des textes abordant les cultures
urbaines comme mouvement et réseau dans l’espace urbain, sur la
dimension symbolique qu’elles peuvent avoir, ainsi que leurs impacts sur
l’organisation, la gestion et l’aménagement de la ville.
Le numéro s’ouvre sur les « lieux à elfes » (alfastadir)
de Reykjavik, « objet paradoxal d’invention de la modernité » selon Sara
MULLER. Eléments de la culture traditionnelle dans un décor urbain
moderne, ces lieux sont structurants, ils agissent comme des moteurs
d’invention de la ville et de la société urbaine. Les deux textes
suivant portent sur la musique, le premier à Conakry, le second à
Bordeaux. Dans « La musique en République de Guinée : rôle et enjeux
dans la construction d’un territoire », Jordi COLOMER montre
comment la musique a contribué, à cause et en dépit de son
instrumentalisation politique, à la structuration de l’espace urbain et
à sa différentiation. A contrario, la ville agit sur les formes
musicales, de nouvelles réalités et de nouveaux enjeux modifient les
répertoires. Gildas LEBLA |
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