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“ Agglomération, villes
centres ou périphériques :
des collectivités publiques au service de la culture.
Dans quel espace, pour quelle coopération ? ”
Synthèse des
rencontres IDDAC du vendredi 15 avril à l’Espace Culturel du Bois Fleuri
de Lormont par Jean-Pierre AUGUSTIN, Université Michel de Montaigne
Bordeaux3, ADES, UMR 5185 du CNRS, MSHA.
Les rencontres IDDAC de
Lormont ont rassemblé un grand nombre d’opérateurs culturels du
département et de la région et il convient tout d’abord de rappeler les
objectifs des organisateurs :
“ Les espaces de
l’action culturelle territoriale sont en train de changer d’échelle.
Leur évolution est en même temps riche de transformations sur le plan
des processus, des acteurs et des finalités en jeu. Les échelles de la
politique culturelle, qui faisaient intervenir, aux côtés du Ministère
de la culture, les villes en première ligne, sont en train de laisser
une place aux communautés urbaines et d’agglomération. La variété de ce
mouvement de transfert est considérable, et témoigne de la multiplicité
des variables, contraintes et opportunités qui existent dans la France
urbaine contemporaine. Les processus touchant à l’intervention
culturelle “ en ville ” concernent aussi le développement, depuis une
vingtaine d’années, de la politique de la ville et de son volet
culturel. De nouveaux processus de partenariat affectent le lien entre
intégration sociale et action culturelle. Ils interrogent aussi la place
de l’art contemporain dans une intervention culturelle territoriale ”.
Le séminaire a été
organisé sur la base de deux sessions distinctes. La première concernant
l’enjeu du changement d’échelle, au travers du thème : “ les
agglomérations et la culture ”. La seconde proposant à la fois un bilan
et des perspectives de la dimension culturelle de la politique de la
ville, et l’examen d’un programme singulier : “ Les Nouveaux
Commanditaires ”, de la Fondation de France, en partenariat avec les
acteurs de terrain. Pour cela, des intervenants de statuts différents :
experts, représentants du ministère de la culture, de collectivités
territoriales, médiateurs de programmes en région se sont succédé à la
tribune et ont répondu aux questions de l’auditoire.
Pour la première
session, et après l’exposé introductif d’Emmanuel Négrier, Robi
Rhebergen, chargé de Mission Culture à la Communauté d’agglomération de
Clermont-Ferrand a rappelé l’histoire du contexte local : “ Venue plus
tard que certaines autres communautés d’agglomération à la compétence
culturelle, Clermont-Communauté est une agglomération de 21 communes et
283000 habitants. À partir de 2002 s’engage un processus partenarial
d’élaboration d’un schéma d’orientation communautaire du développement
culturel, qui répond à deux défis : conforter le rayonnement de
l’agglomération dans le concert français et européen des métropoles ;
renforcer le service public culturel dans un contexte de solidarité
territoriale ”. R. Rhebergen a mis
l’accent sur les trois dimensions suivantes : 1° la méthode
d'élaboration du schéma et les relations élus-administration-acteurs
culturels - 2° l’articulation des dimensions "rayonnement métropolitain"
et "service public culturel de proximité" - 3° les enjeux de politique
artistique, culturelle et territoriale.
Jean-Louis Biard,
directeur général adjoint de Rennes-Métropole a évoqué le transfert de
compétence à la politique culturelle communautaire. “ Communauté
d'agglomération regroupant autour de Rennes (210.000habitants) 37
communes et au total 380.000 habitants Un district crée en 1970,
l'adoption dès 1992 de la taxe professionnelle unique, la transformation
en communauté d'agglomération au 1 janvier 2000 et le choix de la
compétence optionnelle "Construire, aménager, entretenir ... etc", le
transfert au 1 janvier 2001 du projet NEC (Les Champs Libres), du Musée
de Bretagne, de l'Ecomusée du Pays de Rennes, de la Bibliothèque
centrale. En transférant quelques grands établissements, les coûts
culturels sont partiellement pris en charge par la fiscalité portant sur
le développement économique. Par l'application d'un principe stricte de
subsidiarité, chaque commune reste maître de sa politique culturelle.
Les capacités d'intervention de Rennes Métropole sont donc limitées,
d'autant que les projets transférés génèrent des charges importantes ”.
Mariette Sibertin-Blanc,
chercheuse à Université de Toulouse-Le Mirail, a traité du diagnostic
culturel dans trois agglomérations toulousaines. “ L’aire urbaine
toulousaine se singularise à plusieurs titres. Sa composition – 342
communes, avec un pôle urbain de 72 communes – illustre un étalement
urbain exponentiel et s’inscrit dans une configuration institutionnelle
caractérisée par la cohabitation de trois communautés d’agglomération.
Si aucune d’entre elles n’a pris la culture pour compétence, ce domaine
d’intervention n’est absent ni des préoccupations intercommunales, ni
des enjeux politiques actuels. Entre consensus intercommunaux et
initiatives municipales, entre souci de développement artistique et
instrumentalisation pour la valorisation territoriale, les politiques
culturelles font l’objet d’une intervention multiforme et fragmentée,
qui aboutit à une construction de l’offre urbaine à (très) petits pas ”.
Pour la deuxième
session, après l’exposé introductif de Philippe Maffre, Marc Villarubias,
Chef de projet culture du contrat de ville de Lyon et conseiller
technique du pôle culture de la ville a présenté la charte de
coopération culturelle de Lyon. “ Les services de la Ville, en
partenariat avec les services de l’État et de la Région Rhône-Alpes ont
animé une démarche qui vise à rendre visibles les actions déjà conduites
dans le sens de la prise en compte des diversités, la nécessaire
solidarité en direction des populations les plus en difficulté et la
réinvention de nouveaux modes de relations aux différents acteurs de la
cité. Elle consiste à les inscrire pour les années à venir dans des
logiques de coopération culturelle avec les acteurs de la cité, en
particulier ceux relevant du Contrat de Ville. Les missions des grands
équipements, leurs implications actuelles et à venir dans des démarches
territoriales et transversales, les nouveaux services qu’ils proposent
en direction des différents publics sont réunis au sein d’une " Charte
de Coopération Culturelle ", document d’information et de travail pour
les acteurs culturels, artistiques, éducatifs et de la politique de la
ville, document de suivi de cette nouvelle politique. Cette charte fera
l’objet d’un suivi et de compléments annuels ”.
Sylvie Amar, Directrice
du Bureau des Compétences et des Désirs de Marseille, a traité la
question du Partenariat culturel et de la médiation artistique. “ Avec
une quinzaine de projets en cours ou réalisés, la région Provence-Alpes
Côte d’Azur est l’une des régions où le programme Nouveaux
Commanditaires se déploie avec le plus de dynamisme. Le Bureau des
Compétences et des Désirs est la structure qui assume la fonction de
médiation de ce programme, une fonction qui constitue l’une des
originalités de ce dispositif. À partir de plusieurs exemples de
réalisations, l’intervention se propose de faire le point sur ce qu’il
faut entendre par médiation (territoriale, artistique, sociale et
culturelle) dans les rapports entre l’art et les citoyens. Elle se
propose aussi d’indiquer, pour la région PACA, les opportunités et
contraintes liées au partenariat, l’une des exigences des Nouveaux
Commanditaires ”.
Enfin, Benoît Guillemont,
conseiller action culturelle et politique de la ville à la DRAC
Rhône-Alpes, a évoqué la question de la culture et des quartiers, entre
proximité et mobilité.
Les débats autour de ces
deux sessions ont été très animés, soulignant, si besoin était, de
l’intérêt du thème choisi. Le territoire devient un instrument
(providentiel) de l’action culturelle, et l’injonction du pilotage par
le bas autour des coopérations intercommunales vise à mettre les acteurs
en mouvement. Il s’agit d’un profond changement qu’illustre le passage
d’une politique territoriale à une politique territorialisée où
s’affirment de nouvelles configurations territoriales...
Changement de paradigme et reconfigurations
territoriales
Le
changement de paradigme mérite d’être souligné car en France l’essentiel
de la recherche est restée longtemps dominée par l’orientation imprimée
par Pierre Bourdieu. Établis à partir d’enquêtes menées dans les années
1960 et 1970, ses travaux se fondaient sur le postulat d’une homologie
entre le capital scolaire, économique et culturel. Après l’étude des
usages sociaux de la photographie (Bourdieu 1965), celle consacrée aux
musées l’amène à montrer que les pratiques des individus d’une catégorie
sociale tendent à constituer un système, et à considérer qu’une
“fréquentation assidue du musée est à peu près nécessairement associée à
une fréquentation équivalente du théâtre et, à un moindre degré, du
concert” (Bourdieu et Darbel 1969, p. 101). D’autres essais et articles
(Bourdieu 1971,1978) permettent à P. Bourdieu d’affiner les dimensions
théoriques de ses analyses, et la publication de l'ouvrage La
distinction en 1979 peut être considérée comme l’aboutissement et la
synthèse des travaux menés depuis le début des années 1960. L’ouvrage
propose une division ternaire de la société mettant en rapport les
éléments de la structure sociale, les styles de vie et les habitus
respectifs des classes supérieures, des classes moyennes et des classes
populaires. La partie intitulée “Goûts de classe et styles de vie”
consacre un chapitre à chacun de ces groupes : le sens de la distinction
pour les classes supérieures, la bonne volonté culturelle pour les
classes moyennes et le choix nécessaire pour les classes populaires. Ces
travaux ont largement influencé la sociologie de la culture et permis
des avancées épistémologiques, mais ils ont aussi impulsé une
orientation structuraliste qui ignore, notamment, les effets
territoriaux. Ceci est d’autant plus gênant que ces travaux sont fondés
sur l’analyse d’une période située au début de profonds changements
socio-spatiaux dans l’organisation de la société. Avec ces
transformations, l’homologie plus ou moins parfaite entre structures de
classes et cultures devient caduque.
Les recherches récentes sur le phénomène culturel dans les
villes (Lucchini 2002) s’intéressent plutôt au substrat
socio-géographique et montrent les dynamiques complexes liées aux
logiques d’action et aux politiques publiques d’équipement (Augustin et
Gillet 1996, Augustin et Latouche 1998). Par ailleurs, les enquêtes du
ministère français de la Culture sur l’évolution des pratiques
culturelles soulignent toutes que les frontières entre culture populaire
et haute culture se sont estompées. Après quatre séries d'enquêtes
(1973, 1981, 1989 et 1997), les chercheurs (Donnat 2003) considèrent que
la position sociale n'est pas la seule variable explicative des
pratiques culturelles et qu'il convient de mieux prendre en compte les
évolutions liées à la massification scolaire, à l'importance des médias
et à la flexibilité des trajectoires professionnelles. Les diffférences
de sexe, d'âge et les disparités géographiques interviennent largement
dans le choix des pratiques. Ces résultats, comme ceux proposés dans cet
ouvrage , montre la diversité des pratiques et soulignent les variations
qui ont pu les affecter. Ils indiquent clairement qu’il convient de
travailler aux rapports des pratiques et des espaces. Les combinaisons
localisées des divers agencements selon des critères générationnels,
sociaux, ethniques et sexuels, ne sont évidemment pas à négliger, de
façon à saisir les interactions entre les espaces, les modes de vie et
les appareillages institutionnels de l’action culturelle. Dans ce jeu,
les reconfigurations territoriales en cours s’accompagnent d’innovations
et d’expérimentations qui ont été largement questionnées lors de ces
rencontres.
Comprendre l'inversion des temps sociaux
Deux phénomènes méritent
attention car ils jouent fortement sur les pratiques culturelles. C’est
d’abord celui qui participe à l’inversion des temps sociaux : la
progression des temps disponibles pour les loisirs et la culture est
bien la tendance forte visible dans l’ensemble de la société, même si le
travail reste une composante essentielle du statut et de la
reconnaissance des personnes. Nous vivons aujourd’hui dans une société
de loisirs de masse portée sur les médias, la consommation, les
pratiques d’activités multiples et la mobilité. Les villes et les
régions n’apparaissent plus depuis longtemps comme des lieux
essentiellement centrés sur la production et offrent de plus en plus
d’équipements et d’espaces culturels qui participent à leur fonction
économique, leur expression et leur représentation. La multiplication et
la diversification des activités et institutions culturelles sont des
éléments majeurs de transformation, elles assurent une visibilité accrue
à un ensemble complexe de pratiques qui renforcent la dimension festive
de la société.
C’est ensuite la prise
en compte des mobilités par un ensemble de multipolarités mouvantes
favorisant le choix des lieux culturels bien au-delà du quartier. Avec
l’accroissement des transports, on assiste à des mobilités accélérées
permettant l’accès à des pôles d’attraction souvent éloignés du
domicile. Il en résulte une complexité de la géographie des espaces
vécus qui est encore insuffisamment étudiée. Les enquêtes de l’INSEE-INRETS
portant sur la période des années 1990 soulignent la forte croissance
des mobilités hors travail et des déplacements pour les loisirs et la
culture. La mobilité d’agrément est maintenant supérieure à la mobilité
de travail, la socialité de voisinage fondée sur les relations de
proximité cède la place à d’autres échanges issus d’affinités électives
sur des territoires plus vastes. On assiste ainsi à la métropolisation
culturelle de vastes espaces urbains (Augustin, Favory, 1998) et a des
configurations territoriales nouvelles de l’action culturelle.
Être
attentif au jeu complexe d’offres et de demandes
Mais si ces effets
participent à un décloisonnement des cultures, les équipements, les
services, les créations et les diffusions culturelles s'inscrivent
toujours dans un jeu complexe d’offres et de demandes où se mêlent
l'offre publique, l'offre privée et celle des individus qui s'engagent
dans des stratégies de participation culturelle (Haumont, 1996). C’est
en jouant sur ces sphères que l’action culturelle participe à de
nouveaux équilibre territoriaux, à la valorisation des sites et au
mélange social.
La notion de services
collectifs qui se substitue à celle d’une offre standardisée
d’équipements conduit à inverser la perspective classique pour concevoir
la planification en terme d’usages sur des territoires différenciés.
L’ancienne logique de la planification prioritairement centrée sur
l’offre cède la place à une démarche plus attentive aux besoins et aux
projets, et s’ouvre à des secteurs qui ne sont pas forcément
"équipementiers" comme certains espaces naturels ou patrimoniaux. À ce
niveau, la notion de médiation territoriale (Lefebvre et Bourre, 2000)
évoquée à plusieurs reprises mérite attention car elle souligne le rôle
que peut jouer la culture dans la conversion d’espaces en territoires.
La fonctionnalité de la culture devient essentielle dans ce processus,
notamment lorsque se pose la question de nouvelles gouvernances
favorisées par les projets d’intercommunalité ou de constitution de
pays.
La loi d’orientation
pour l’aménagement et le développement durable du territoire (LOADDT) du
25 juin 1999 exprime l’ambition de rester au plus près des réalités
territoriales. Les schémas de services collectifs sont devenus le
nouveau dispositif de planification ayant le triple objectif de susciter
et fédérer le dynamisme et la coopération des territoires, de garantir
et d’optimiser le fonctionnement des services publics et d’intégrer les
impératifs du développement durable. Ces documents de planification,
élaborés sur la base d’un horizon de vingt ans (2020), visent à
anticiper certaines ruptures sans ignorer les évolutions structurelles
déjà engagées. Le schéma de services collectifs culturels de l’automne
2000, soumis à consultation dans les régions, souligne les
transformations du paysage culturel et l’apparition d’une conception
plus ouverte, plus moderne et plus plurielle de la culture. Le
foisonnement de l’activité festivalière, la multiplicité des expressions
artistiques et le croisement de plus en plus fréquent entre les arts
participent à la diversité culturelle des territoires.
À ce niveau, les
percpectives territoriales pour la culture sont visibles dans l'ensemble
des régions françaises, qu'il s'agisse des activités au passé actualisé,
de la diversité de l'offre culturelle dans les métropoles, des
émergences festivalières et des écoles de musique, des mobilités et des
mobilisations à partir des réseaux culturels. Ce renouvellement et cette
diversité des formes de pratiques ne doit cependant pas éluder la
question des incertitudes territoriales de la culture en raison des
trois tensions concernant le rapports global-local,
autonomie-hétéronomie et gouvernement-gouvernance. Ces tensions restent
des enjeux à la fois sociaux, la crise des intermittents du spectacle le
rappelle avec force, et territoriaux en raison des effets de
l’intercommunalité. Elles laissent largement ouvert le champ de la
recherche et de l'action.
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